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Le troisième roman de Fabrice Humbert, Avant la chute, est paru en 2012. Il n’a peut-être pas bénéficié du même accueil chaleureux que les deux précédents. Néanmoins, le romancier y poursuit une œuvre ayant une grande cohérence. Et, notamment, son analyse du Mal contemporain.

Comment faut-il entendre le titre ? Si l’auteur avait voulu nous renvoyer avant la Chute de l’homme, au début de la Genèse, dans la Bible, il aurait écrit le terme avec une majuscule. De fait, l’œuvre n’évoque pas un temps antérieur à l’introduction du Mal dans le monde, mais, à l’inverse, un monde voué au Mal, en danger.

Quelle est la menace ? Humbert s’attaque ici aux ravages causés par la drogue. En effet, elle met en péril à la fois l’individu et les sociétés, comme une véritable puissance de destruction et de déstructuration.

Une tresse à trois brins

Le romancier a fait le choix d’une narration plus complexe, dans cette œuvre-ci, puisque, au lieu de développer une seule histoire, il en mène trois, en parallèle.

Le premier niveau est, en Colombie, celui d’une famille paysanne, forcée d’abandonner la culture du maïs au profit de celle de la coca. Le père se fait massacrer. Sa femme et ses filles sont en fuite. Celles-ci deviennent des migrantes, qui cherchent à gagner les États-Unis, et le lecteur suit leur périple.

Au second niveau, on est au Mexique, avec, pour personnage central, un sénateur faisant partie de la commission anti-drogue de son pays.

Troisième niveau : en France, dans la banlieue, on partage la vie d’un jeune garçon et de son entourage.

On comprend bien à quoi correspondent ces trois niveaux. La Colombie est le premier pays producteur de cocaïne au monde. On voit ensuite, au Mexique par exemple, la difficulté à lutter contre le fléau. Enfin, la banlieue parisienne apparaît comme un des lieux où la vie des jeunes est le plus menacée.

Les chapitres du roman font alterner régulièrement les trois niveaux de narration, qui avancent en parallèle.

 La drogue, ce fléau

Fabrice Humbert est un romancier réaliste qui, comme Zola au dix-neuvième siècle, prend à bras le corps les problème de son temps. Il ne s’agit pas, pour lui, de simplement raconter une histoire. Le roman est solidement documenté. Il porte un vrai discours, crédible, sur le sujet de la drogue.

Humbert montre que « trois pays dans le monde concentrent la production de la coca : le Pérou, la Bolivie et surtout la Colombie, qui contrôle en fait la production des deux autres pays. 90 % de cette production est destinée  aux États-Unis, le reste étant expédié vers l’Europe. » Il évoque la figure de Pablo Escobar, trafiquant colombien, à la tête du fameux « cartel de Medellin », et un des principaux « barons de la drogue », dans les années 1980. Il parvint même à se faire élire suppléant à la Chambre des représentants de Colombie pour le Parti libéral colombien. « Pablo Escobar a régné par la violence. Les rues de Medellin et de Bogota étaient à feu et à sang. Escobar donnait des primes à sessicarios lorsqu’ils abattaient des policiers. C’était une situation de désordre institutionnel où personne n’avait rien à gagner. Le danger était partout. » Il fut assassiné en décembre 1993.

Je rappelle qu’un  « cartel de la drogue » est une organisation criminelle, dirigée par un chef, ayant pour principal objectif de promouvoir et de contrôler les opérations de trafic de drogue. Humbert affirme que « la puissance des cartels est telle que même une dictature ne les arrêterait pas. » Son point de vue sur la situation présente est très noire : « En 40 ans de guerre à la drogue, et après des centaines de milliards dépensés par les États-Unis, jamais il n’y a eu autant de drogue sur le continent, jamais les profits des trafiquants n’ont été aussi importants. Des réseaux se sont montés partout, des sommets de la société jusqu’aux ruelles où se faufilent les dealers. Une énorme économie souterraine, parfaitement organisée et destructrice pour les sociétés, s’est édifiée, avec des relais dans tous les pays. Les prisons sont pleines de délinquants liés à la drogue. »

Une cause perdue ?

Humbert va jusqu’à évoquer « un glissement de civilisation ». Pourquoi ?

Il répond  en établissant un lien avec : « la mondialisation et son corollaire, la dérégulation financière ». Elles ont eu pour conséquence de « projeter dans le monde global des pays en déréliction, dont des pans entiers d’économie étaient passés au contrôle de criminels. »

Drogue-Mondialisation-Dérégulation financière : les choses sont liées. « Tous les flux (se sont) mêlés, en particulier dans les paradis fiscaux, qui survivent avec la bénédiction des États les plus puissants. »

Humbert distingue deux types d’économie : D’une part, «l’économie noire, criminelle ». Elle « utilise des banquiers, des juristes, achète des produits financiers comme les autres, se mêle aux grands travaux, s’infiltre partout. » D’autre part, « l’économie blanche », qui « passe elle-même par les paradis fiscaux ». La responsabilité morale des politiques est en cause. Ce phénomène massif est qualifié de « flot » pour bien en faire ressortir le caractère quasiment inéluctable. Il fait « sauter toutes les normes, toutes les morales ». Au bout du compte, « on ne parvient plus à distinguer le légal du criminel».

Mais le romancier ne s’arrête pas là. Il est un humaniste, au sens où il a un sens authentique de l’être humain, et le souci du sort qu’on lui réserve. Chacun de ses romans est porté par une révolte intérieure et constitue, à sa manière, une sorte de protestation en faveur de l’être humain. Je suis chaque fois frappé, le lisant, par ces passages où apparaît soudain une conviction profonde de l’auteur, comme celui-ci : « Un pays ne peut sombrer dans le désordre. Le désordre est l’atteinte suprême, parce que c’est un état de violence permanent, dans lequel aucun individu n’est préservé. Aucun État ne peut y résister et aucun individu non plus parce qu’il sera touché tôt ou tard. » A quoi l’on pourrait ajouter que, selon Rousseau, le philosophe du 18e siècle, par le contrat social, l’individu accepte de renoncer à sa liberté individuelle, afin de gagner une liberté civile. Mais à quoi bon, si l’État ne lui garantit plus la défense de ses droits, voire de sa vie ?

Abomination

Il est parfois fait mention, dans la Bible, de divinités païennes, comme Moloch, ou bien Mamon. Le culte de Moloch est présenté comme une abomination devant l’Éternel, pour une raison principale : le sacrifice d’enfants, passés par le feu. On a sacrifié bien des êtres humains et pour de multiples raisons dans l’Histoire. Une de celles-ci est le culte du dieu Argent, nommé Mamon par le Christ. Et Humbert relie directement le fléau de la drogue, qui détruit des vies, à la dérégulation financière.

Que l’on soit croyant ou pas, force est de reconnaître, me semble-t-il, que les sociétés humaines sont semblables à la mer, traversée par des courants, froids, ou chauds. Les courants dont je parle sont aussi divers. Certains ont pu apporter un élan de vie, mais d’autres sont mortifères. Comment expliquer que, au fil du temps, l’homme ne tire pas les leçons de l’Histoire ? La Guerre est sans cesse recommencée. La violence règne. L’injustice aussi. Pour des causes diverses, comme celle du trafic de la drogue, évoqué dans ce roman. Toujours, des innocents sont tués. Avant la chute est un livre douloureux. Nombreux sont les personnages qui souffrent, et meurent. La réalité de l’homme contemporain « est » douloureuse. Ces morts – j’aurais envie de dire : ces « sacrifices », – sont le résultat de la perte du souci premier, qui devrait être, pour une société, celui du bien de ses membres. Les États condamnés par Humbert ont perdu le sens moral.

Humbert nous confronte, chaque fois, à ce que l’on ne préfère pas voir. Ici, les limites du système social qui, parfois, s’enraye, et n’est plus en mesure d’assurer l’ordre nécessaire au déploiement de la vie. Toutefois, son œuvre n’est pas un appel à l’ordre, mais un appel à la vie, pleinement humaine. Une vie telle que Dieu l’avait prévue pour l’homme, « avant la Chute ».

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