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Le constat

Je ne lancerai pas cette réflexion par une vérité absolue, mais plutôt par une donnée tirée de mon expérience personnelle.

La voici : force est de constater que nous avons du mal, dans nos milieux protestants évangéliques, avec l’art, qu’il s’agisse de la compréhension de l’œuvre d’art, de la place à donner à l’art dans le culte, ou bien des artistes eux-mêmes, et de leur intégration à l’ Église. On dira tout autant d’une œuvre que d’un artiste qu’ils sont « bizarres », ce qui témoigne bien d’un certain malaise. Bien sûr, il ne s’agit pas de généraliser le constat. Il existe des églises locales, ou des unions d’églises, qui ont mieux réussi cette intégration de l’art et des artistes, ce qui provient d’abord d’une attitude d’ouverture, permettant l’entrée en relation et la collaboration avec les artistes.

Mon objectif ne consiste pas à attaquer mais, bien plutôt, à chercher à me pencher sur ce que j’identifie comme un problème et à l’analyser.

Le contrat classique

Qu’il s’agisse de l’œuvre d’art, ou bien de l’artiste lui-même, le problème est lié à leur réception. Pourquoi donc est-elle aussi problématique ? Partons du positif, avant d’examiner la difficulté. En effet, cette réception de l’œuvre d’art n’est pas toujours problématique. Elle ne l’est pas lorsqu’elle repose sur ce que j’appellerai un contrat de type classique de réception de l’œuvre d’art.

En quoi consiste-t-il ?

Première étape : lecture, décodage du sens du texte ou de l’image.

Deuxième étape : compréhension intellectuelle.

Cette démarche présuppose un sens préexistant.
Il faut, suivant cette logique-là :

  1. que le créateur ait conçu le sens donné à l’œuvre

  2. que le récepteur décode cette signification (et pas une autre !)

L’idéal classique est un idéal de clarté. Il repose sur l’absence de confusion. Le sens doit être comme transparent, de façon immédiate, pour celui qui le perçoit. Et j’ajouterai que la principale faculté nécessitée, chez ce dernier, est l’intelligence, la raison. Ce point est d’une très grande importance pour la suite de notre réflexion.

Lorsque le célèbre peintre flamand Rembrandt ( 1606-1669 ) peint « Les pèlerins d’Emmaüs » , il représente le Christ qui, après les avoir écoutés lui parler « au sujet de Jésus de Nazareth », qu’ils n’ont pas reconnu en lui, va se manifester à eux comme « le Seigneur », au travers de la fraction du pain. Comment fonctionnait la réception d’une telle œuvre ? Il est évident qu’elle faisait appel, en tout premier lieu, à une culture commune, qui était une culture biblique. Si, aujourd’hui, celle-ci s’est perdue, elle constituait un socle commun autrefois. Le sens du tableau est à relier, immédiatement, à l’Évangile, dont Rembrandt illustre un épisode, respectueusement. Le tableau doit d’abord être compris. Compréhension intellectuelle. Édification spirituelle. Et puis, bien sûr, s’agissant d’une œuvre du grand Rembrandt, intervient l’élément esthétique, par le choix opéré des formes et des couleurs, leur agencement, avec la touche du peintre. Le tableau dégage des impressions de beauté, plénitude et sérénité. Il est à la fois plein de sens et bienfaisant pour le récepteur.

On pourrait entreprendre le même type d’analyse à partir d’œuvres musicales du compositeur Jean-Sébastien Bach ( 1685-1750 ) comme ses extraordinaires « Passions », inspirées des récits de l’Évangile. Le musicien achevait toutes ses œuvres par le sigle : « SDG », soli deo gloria : à Dieu seul soit la gloire ! Une manière de signifier que son travail était tout entier consacré à Dieu, l’auteur de son talent.

Ces exemples permettent, je l’espère, de saisir l’esprit d’une œuvre classique.

Glissement vers la modernité

Mais … Il est nécessaire d’introduire un « mais ». Le temps a passé. Nous sommes sortis de la période classique. Ce qui fonctionnait bien, conformément à ce contrat classique de réception de l’œuvre d’art, ne fonctionne plus dans la modernité.

Ce qui, très clairement, a changé, c’est l’adresse, en priorité, à la rationalité. Quel que soit l’art et le type d’œuvres, l’art moderne ne s’adresse plus, d’abord, à l’esprit. Il vise à toucher une zone entre-deux, plus complexe à définir et qui mobilise simultanément les facultés humaines suivantes :

  • La sensibilité : émotions, sensations, sentiments

  • Le sens esthétique : faire l’expérience de la beauté, de la laideur

  • L’imaginaire

  • L’inconscient : la part refoulée de nous-mêmes (souvenirs, pulsions, rêves, désirs, etc )

  • J’insiste, en ce qui concerne l’œuvre moderne, sur la captation immédiate. La raison tient à distance le récepteur par rapport à l’œuvre, tandis que l’œuvre d’art moderne provoque une expérience spontanée du récepteur, capté par elle. Cette mise en présence de l’œuvre sur le plan des affects n’exclut pas, toutefois, la création d’un sens de l’œuvre.

Le contrat de réception moderne de l’œuvre fonctionne autrement : il s’opère un glissement de « comprendre » à « interpréter ». Le sens ne va plus obligatoirement du créateur vers le récepteur. A présent, il est à créer. Souvent, l’œuvre d’art moderne est polysémique, c’est-à-dire qu’elle admet plusieurs sens à la fois, ceux-ci pouvant même être contraires.

Lorsque en 1913, le grand poète Guillaume Apollinaire (1880-1918 ) décide, au moment de la publication de son fameux recueil : « Alcools », de supprimer toute la ponctuation, il accomplit, dans son domaine artistique, la poésie, un acte inaugural et très représentatif de la modernité.

Pour faire pendant à la référence à Rembrandt, et illustrer la réception de l’œuvre d’art moderne, je me référerai à Picasso ( 1881-1973 ) dont le tableau « Les Demoiselles d’Avignon », réalisé en 1907, est aussi considéré comme une œuvre fondatrice de la modernité. Qu’y voit-on ? Principalement, une série de corps féminins, en train de s’étirer, et dont les visages sont parfois inspirés de masques africains. Vision étrange. Le récepteur est immédiatement propulsé dans une scène intime, érotique. Un trouble est généré par l’incapacité à identifier les figures. Qui sont ces femmes ? Des déesses mythologiques ? Les personnages d’une histoire, mais laquelle ? Des symboles, mais de quoi ? Le tableau est-il allégorique : quel sens lui, donner ? Éloge ou satire ? Beauté ou laideur ? Les questions affluent et, avec elles, l’inquiétude du récepteur qui a perdu ses repères stables. Voici bien l’œuvre moderne.

On peut donc affirmer qu’en passant de l’œuvre d’art classique à l’œuvre moderne, on est passé d’un art pratiqué sous contrôle, celui de la raison, à une modalité tout autre d’expression, un art libéré de toute contrainte.

Besoin de contrôle …

Ce qui précède permet de faire émerger un besoin très net, qui se trouve au cœur de la sensibilité évangélique, par rapport à l’art, le besoin de contrôle.

D’où provient-il ?

Ma réponse tiendra en un mot : la peur.

  1. Le peur de la désobéissance à Dieu : le péché.

  2. La peur de l’irruption, sans un contrôle exercé, d’une série d’éléments mauvais, le mal, voire, poussé à l’extrême, le démoniaque.

J’admets, pour ma part, cette réaction, qui est sainte, et provient d’une volonté d’obéissance à Dieu et à sa Parole, qui fait autorité. Le problème n’est pas lié à la nécessité d’un contrôle exercé, mais au « moyen » par lequel le contrôle va s’opérer. Je rappelle que le contrat classique de réception de l’œuvre d’art se fonde sur :

  • la raison

  • l’exigence d’un sens premier, préexistant à l’œuvre elle-même

  • la clarté, la facilité d’accès aux sensations

  • le refus du bizarre, de tout ce qui inquiète

Pourquoi privilégier ces modalités-là ?

Une distinction doit être absolument établie entre :

  • ce qui est d’ordre uniquement culturel

  • ce qui est réellement de nature spirituelle

Je reviens sur ce « moyen » du contrôle à exercer sur l’œuvre d’art, et sur l’artiste. Bibliquement, il ne s’agit pas de la raison, qui doit faire autorité, mais du Saint-Esprit de Dieu. D’où l’importance de ne pas confondre :

  • un contrôle rationnel / culturel

  • le contrôle du Saint-Esprit / spirituel

Pour fonder mon propos, je cite Paul, dans l’épître aux Galates, chapitre 5, les versets 16 à 25 : « Marchez par l’Esprit, et vous n’accomplirez point les désirs de la chair. Car la chair a des désirs contraires à l’Esprit, et l’Esprit en a de contraires à la chair ; ils sont opposés l’un à l’autre, afin que vous ne fassiez pas ce que vous voudriez. Mais si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes pas sous la loi.

Or, les œuvres de la chair sont évidentes, c’est-à-dire  inconduite, impureté, débauche, idolâtrie, magie, hostilité, discorde, jalousie, fureurs, rivalités, divisions, partis-pris, envie, ivrognerie, orgies, et choses semblables. Je vous préviens comme je l’ai déjà fait : ceux qui se livrent à de telles pratiques n’hériteront pas du royaume de Dieu.

Mais le fruit de l’Esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi ; la loi n’est pas contre de telles choses.

Ceux qui sont au Christ-Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. Si nous vivons par l’Esprit, nous marchons aussi par l’Esprit. »

Par conséquent, veiller sur un artiste ne signifie surtout pas contrôler ( et sanctionner ) sa création avec des critères culturels. Veiller sur un artiste consiste à veiller sur l’âme d’un disciple, en formation, comme n’importe quel individu dans l’Église. Si le Saint-Esprit modèle la personnalité de l’artiste, son œuvre en sera, elle aussi, imprégnée.

Caricature

J’approche de la fin de cette réflexion et je souhaiterais me livrer encore à un exercice de caricature. Caricature de l’art que nous cautionnons spontanément, dans nos milieux, pour des raisons culturelles, et non pas spirituelles.

Il faudrait que l’œuvre soit :

  • claire dans son propos, immédiatement accessible au niveau de sa signification

  • figée, fixée dans un sens, unique et prédéfini

  • pleine : méfiance extrême à l’égard de l’œuvre qui semble vidée de tout contenu, c’est-à-dire ne plus avoir qu’une valeur purement esthétique

  • dans une forme identifiable, qui ne perturbe pas le récepteur

Le problème est le suivant : une œuvre d’art moderne ne remplit quasiment jamais l’ensemble de ces critères. Elle est plutôt :

  • déroutante : la création du sens résulte d’un effort du récepteur

  • polysémique

  • détachée de toute intention signifiante

  • dans des formes multiples et complexes, souvent

La question qui se pose est donc : pour autant, ces œuvres qui se relient au deuxième type de critères ne peuvent-elles pas être spirituelles ? J’affirme que c’est une erreur de le penser.

Applications concrètes

Il me semblerait bon, dans la perspective positive de mieux accueillir et l’artiste, et son œuvre, dans l’Église, de :

1 – ne pas confondre deux types de critères :

  • les critères d’ordre culturel et classique

  • les critères vraiment spirituels

Une tendance, à dénoncer, consiste à user de critères culturels en les spiritualisant. Le culturel interfère nécessairement sur le religieux.

2 – ne pas tomber dans le piège qui consiste à donner à la raison une autorité qu’elle ne « doit » plus avoir en art.

Dans le domaine de la foi chrétienne, ce n’est pas sous l’autorité de la raison que l’on est amené à se placer, mais sous celle du Saint-Esprit.

3 – pratiquer un encouragement de l’artiste :

  • à avoir une vie de disciple, soumise à l’Esprit-Saint et conduite par lui-même

  • à se laisser inspirer par le Saint-Esprit dans sa création

  • à garder la maîtrise de sa création : l’acte de création est complexe, il engage toute la personne, et le créateur en-Christ doit rester le maître de tout ce qui affleure ou afflue

D’un Logos à l’autre

Pour terminer, je reviens sur la tendance à accorder la priorité au principe de raison. Nous avons vu qu’il fondait une approche classique de l’art. Son origine, très clairement, est grecque. Chez les Grecs, ce principe se nommait le Logos (qui a donné : la logique).

Quand l’apôtre Jean reprend, dans ses écrits, cette notion aux Grecs, il ne se réfère plus, lui, à ce principe abstrait, non personnel, d’ordonnancement du monde. Il en fait : le Logos de Vie.

Nous tenons bien là une clef, dans ce glissement du Logos grec au Logos de Vie. Cette clef est utilisable pour l’approche de l’art en-Christ.

Il faut admettre que l’art en-Christ ne « doit » pas être grec, classique, rationnel.

Notre source, en tant que chrétiens, n’est pas grecque : elle est biblique. C’est un autre enracinement, qui doit aussi avoir des répercussions sur notre rapport à l’art.

La Bible est la Révélation de la Vie, en Dieu. Acceptons donc que l’art en-Christ soit une expression du tout de l’homme, que Dieu a créé, dans ses trois dimensions pleinement reconnues par la Bible, soit : l’esprit ( la raison ) ; l’âme, ou le cœur ( moteur de l’être ; lieu intérieur de la sensibilité et de la spiritualité ) et, enfin, le corps, et tout ce qui, en nous, est relié à lui ( la sexualité par exemple ).

L’art en-Christ peut être un art « total » et non pas seulement l’expression rationnelle d’une beauté classique, idéalisée.


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Publié initialement le 13 octobre 2017

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